Je dis "vrais-faux" souvenirs parce qu'avec le temps tout change. Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme. Même les souvenirs. Oubliés la plupart des détails du contexte, les dates, les lieux précis, la tête des gens, etc. Un souvenir "normal", il s'envole progressivement dans les brumes de la mémoire. Certains des miens sont un peu trop lourds, ils ne veulent pas décoller. Un épais brouillard les enveloppe, mais parfois j'en vois encore quelques coins dépasser. Et puis il y a la corrosion, l'érosion, l'usure : non seulement il y a des morceaux qu'on ne voit plus, mais ceux qu'on voit encore s'usent, sont envahis par toutes sortes de parasites très malins, qui en font leur nid, qu'ils aménagent selon leurs besoins. Mes petites idées tordues, elles ont plein de recoins pour se planquer peinard. C'est emmerdant, on ne peut même pas être sûr que les morceaux de souvenir visibles correspondent à la réalité de l'époque, à cause des squatteurs.

Par exemple, j'avais raconté celui-ci il y a quelques temps. Est-ce que cette fois-ci, pendant cet examen, j'avais réellement perdu le goût de la vie, ou n'est-ce qu'une illusion d'optique de mon regard d'aujourd'hui sur ce lointain passé, à travers ces souvenirs trompeurs ? Et y a-t-il un lien avec cet autre souvenir dont je vais tenter de me débarrasser (un peu !) de ce pas ? Ça fournirait une explication plausible à ma culpabilité chronique par exemple, mais malheureusement je ne suis sûr que celle-ci se soucie de logique...

Peu de temps après cet examen, il y a eu une nuit où j'ai réellement failli y rester. il m'est impossible de savoir si c'était la nuit-même ou une autre (ce qui est très chiant, parce que ce problème de date m'empêche de démêler mes pinceaux correctement maintenant). En tout cas, je me souviens que le chef de service, c'est-à-dire le médecin le plus "important", s'était relevé la nuit pour suivre mon "évolution". D'après ce que ma mère m'a dit bien plus tard, ils n'en menaient pas large, les médecins, cette nuit-là. Mais ça je ne l'ai pas vécu, moi j'étais juste à comater dans mon lit d'hôpital. J'avais une fièvre carabinée, je passais de très chaud à très froid sans transition, j'arrêtais pas de demander aux infirmières de monter ou descendre la température (c'était une bulle stérile, donc climatisée). À moins que je m'embrouille encore les souvenirs ? Était-ce bien cette fois-ci ? Bref, la seule certitude c'est que les toubibs ne seraient pas venus de nuit si ce n'était pas sérieux.

Au matin, j'attendais ma mère avec impatience (en tremblant encore tellement que ça secouait le lit), pour pouvoir lui dire que j'avais dépassé mon reccord de fièvre, 40° ! C'était un jeu entre nous, on s'amusait avec ce qu'on avait sous la main. "Mieux vaut en rire qu'en pleurer", disait souvent ma mère. D'ailleurs non, en y réfléchissant, je crois qu'elle omettait toujours la fin, elle disait seulement "Mieux vaut en rire". Donc ma mère arrive, je lui annonce mon reccord tout fiérot...

Et là j'ai été déçu, non seulement ça ne la fait pas marrer, mais elle semble même carrément mécontente, presque colère. Elle me répond que non, qu'en fait j'ai eu bien plus de fièvre que ça, qu'elle vient d'en discuter avec les médecins, et qu'ils ne sont pas sérieux. Je devinais dans sa voix et son attitude très inhabituelles que durant cette "discussion" les médecins devaient être dans leurs petits souliers, malgré leurs diplômes et leurs compétences.

'tain, j'aurais vraiment pas voulu être ces médecins ce matin là.

Souvenirs, souvenirs... Je précise que pour moi ce n'est pas un souvenir glauque ou même triste (contrairement à l'autre). Déjà, je n'étais absolument pas conscient du risque de mort. Et puis bon, c'est sûr que c'était pas la joie dans cette période, mais je me rappelle surtout de cette histoire de reccord de fièvre (je n'ai jamais su mon vrai score d'ailleurs !) comme d'un truc plutôt rigolo.

Bon ok, c'est vrai que c'est un peu humour noir peut-être... Oh allez : mieux vaut en rire...



Edit (le lendemain) : a posteriori je m'aperçois qu'une chose me gêne dans ce récit. En fait "me gêne" est un euphémisme, je suis assez mécontent de moi à ce sujet, d'où cet ajout. Comme toujours j'ai essayé de conclure en prenant un peu de recul et en dédramatisant. Ceci correspond généralement à ma façon de voir les choses d'une part, et d'autre part me semble être une sorte de devoir vis-à-vis de mon lecteur (éventuel !). Cependant, j'ai réalisé que dans ce cas précis c'était peut-être une manière de reproduire ce vieux schéma "regardez comme je suis courageux", alors qu'en fait je ne suis pas sûr que ma tête soit parfaitement d'accord avec cette vision des choses ("un truc plutôt rigolo", vraiment ?). Donc par honnêteté vis-à-vis de moi-même d'abord et de mon lecteur ensuite (pardon pour cet ordre mais c'est la vérité !), je suis obligé de mettre en doute cette conclusion ci-dessus. Je ne la renie pas, elle est bien une partie de ma pensée, mais pas toute. Je n'ai rien pour la remplacer, si ce n'est ce doute.