Malgré sa petite taille et son apparente insignifiance, le moustique compte parmi les plus vicieux des ennemis de la race humaine. Il dissimule sous ses dehors d'insecte anodin la fourberie la plus infâme de toutes les créatures de l'univers, et peut-être même de plus loin. Le moustique est un animal féroce et sanguinaire. vous me direz, il est pas le seul. Certes, mais là où le moustique est particulièrement pervers, c'est qu'il ne se contente pas de tuer sa proie d'un coup de dent pour la bouffer sans fleurs ni couronnes : il commence par l'épuiser sournoisement en bourdonnant par intermittences, à la pousser jusqu'aux limites de la folie selon une méthode de torture redoutable. Grâce à son insupportable bourdonnement, sciemment utilisé par périodes d'une dizaine de minutes alternées de périodes de silence, l'enculé de sa race va alternativement faire enrager sa victime et la laisser croire quelques minutes à une accalmie, accalmie que le faible humain hagard souhaiterait mettre à profit pour s'endormir. La privation de sommeil est l'un des sévices les mieux connus et les plus efficaces dans toutes les dictatures de ce monde (et dans quelques commissariats de nos contrées démocrates, diraient les mauvaises langues, mais on s'éloigne du sujet).

Blessé, fatigué, harassé, piqué dans son orgueil et dans sa chair, l'Homme, même de nature pacifique, n'a plus alors d'autre choix que d'accepter le combat. Rassemblant tout son courage, refusant de céder aux pleurs et aux lamentations déchirantes de la belle Morphée qui lui tend les bras, l'Homme sait que son devoir est de prendre les armes (bien souvent de simples chaussons, seules armes de fortune à sa disposition). La lutte sera sans pitié, tous les coups sont permis : l'Homme allume la lumière, la bête immonde se cache. L'Homme éteint la lumière, l'Adversaire attaque. L'Homme guette de longues minutes, repoussant encore ses propres limites physiques. Le nuisible volant semble infatigable, et d'une patience machiavélique. A chaque échauffourée les protagonistes luttent âprement, l'aviation ennemie pilonne nos positions sans parvenir à toucher la cible, la défense jette de grands mouvements aléatoires dans les airs, en vain. Les farouches guerriers reconnaissent mutuellement la force de leur adversaire. Mais ils savent bien qu'à la fin, il y aura un vainqueur et un vaincu.

L'Homme est à bout. L'Homme ne tient plus debout, son chausson lui glisse de la main, il somnole appuyé contre le mur. Il n'en peut plus, la savante guerre des nerfs de l'animal l'a achevé. Et c'est l'assaut final : la bête assoiffée de sang fonce sur lui sans pitié, son bourdonnement devient assourdissant mais l'Homme n'a plus la force de réagir, la bête va porter le coup de grâce, elle se pose prudemment sur lui, ça y est, elle va sucer son sang et le savourer avec un cruel plaisir... Non ! Tout n'est pas fini ! Dans un dernier sursaut digne des plus grands héros (ou des films d'action américains les plus banals), l'Homme jette ses dernières forces et frappe ses deux chaussons l'un contre l'autre encore une fois, merde, manqué, la bête s'enfuit, non, elle revient, elle repasse, elle est là, elle virevolte, elle est ici, je vois son ombre, je l'aperçois, je la vois, feu ! feu, feu, feu !!!

Et c'est le coup de grâce ! Puis c'est le silence après la bataille. L'Homme, dans un état second, ne réalise pas immédiatement que le bourdonnement n'est plus. Lentement, il retourne son chausson pour en observer la semelle. Il est là, gisant dans une mare de sang, quelques pattes en moins, plat comme une crêpe (et même plus plat encore). Victoire ! L'Homme a vaincu ! L'Homme a terrassé le monstre hideux ! L'Homme ne peut retenir un cri de joie délicieusement sauvage : "je t'ai eu sale petit enculé de merde !" (L'Homme est vraiment très fatigué, c'est pourquoi il ne dispose pas de toute l'étendue lyrique de son vocabulaire en cet instant). Le fier guerrier savoure cette victoire arrachée de haute lutte. Encore une fois l'Humanité aura triomphé. L'Homme se dit que pour fêter ça, il mériterait bien un petit calin de la part de sa femme, comme dans toute épopée héroïque qui se respecte. Mais l'Homme se souvient alors qu'il n'a pas de femme. Tant pis. L'Homme envisage un instant la masturbation, mais l'Homme a besoin de repos. Il se recouche.

Et voilà que s'exerce la vengeance du défunt moustique, décidément sadique jusque dans la tombe : l'Homme ne parvient pas à se rendormir.