Je voudrais savoir, je voudrais pouvoir m'en débarrasser, l'éloigner au moins. Je me mets en boule, j'attends les coups, je les sens. Mes larmes sont le signe de ma résistance, presqu'une carapace. Je m'écoute en train de résister à l'irrationnel, en cherchant de "vraies" raisons, des raisons objectives. Mais justement, ce ne sont pas les "vraies" raisons. Cette peur vient de plus loin, de plus profond, il faut chercher au delà des limites de la raison. Ecouter mon subconscient, quasiment. Sensation de solitude extrême, sentiment de grande vulnérabilité, appels d'enfant effrayé à sa mère, voilà ce que j'entends. C'est plus que de la solitude, c'est le vide, le néant que je ressens à l'intérieur de moi. Et puis ce n'est pas ma mère d'aujourd'hui évidemment, c'est celle de quand j'étais petit. Je sais dater assez précisément, la période ne change pas : quand j'étais malade, à l'hosto, quand j'avais entre huit et onze ans.

On ne disait pas cancer, on disait leucémie. D'ailleurs, en général on disait seulement "la maladie". Je ne savais pas que je risquais de mourir. D'ailleurs, savais-je vraiment ce que c'était, la mort ? Moi, je devais juste me battre contre la maladie. Il fallait accepter les traitements, obéir aux médecins et aux infirmières, écouter Maman. C'est ce que je faisais. Ma mère était fière de moi quand j'étais courageux, quand j'acceptais sans trop d'histoire les piqûres et les traitements douloureux. Il y avait un contrat tacite : je pleurais beaucoup, je me plaignais, je criais "je veux pas", ça faisait partie de mes droits. Mais j'acceptais de me laisser faire, de ne pas fuir ou me débattre. C'était le contrat, je le respectais la plupart du temps. Donc j'étais courageux, ma mère et tout le monde le disait.

Pourtant aujourd'hui je crois que ce n'était que la surface d'une réalité plus... douloureuse. Vous avez déjà vu comment un petit garçon essaie de montrer à sa mère qu'il est courageux, qu'il est fort ? C'est le fameux "même pas mal !", parfois tu vois le gamin se faire vraiment mal (en tombant, en se cognant, etc.), tu t'attends à ce qu'il se mette à hurler et à pleurer à chaudes larmes, mais non : il se relève, tu vois qu'il a les larmes aux yeux mais il dit juste "aïe" en se pinçant les lèvres.

Alors imagine : le môme il a huit ans, il voit que tout le monde est très inquiet, surtout ses parents, mais qu'ils font tout pour cacher leur inquiétude. Sa mère répète qu'il faut se battre, qu'il faut être courageux : ça ne sert à rien de se lamenter, il ne faut pas avoir peur, à chaque jour suffit sa peine, on ne pense pas au lendemain. On travaille avec l'institutrice de l'hôpital, on joue, on regarde la télé, on rigole. Son père, il semble souvent très triste. Parfois il lui dit "au revoir" d'une drôle de manière. Et parfois il a les yeux un peu rouges. Sa mère elle dit que c'est dur de tout gérer : pour s'absenter de son travail, ses collègues sont sympas mais sa chef moins ; il faut aussi s'occuper de l'intendance, les courses, faire à manger, le linge ; et encore s'organiser pour les petites soeurs ; et puis il y a la mauvaise circulation, etc. Alors le môme, il voit bien que sa mère préfère quand il est courageux, quand il fait son "même pas mal". Alors on joue, on rigole, ça fait du bien. Quelque part, il sent qu'elle a un peu besoin qu'il ait l'air insouciant, confiant. Car ça la rassure, ça lui donne des forces, à sa mère.

On joue, on rigole, on évite les questions angoissantes. On les met de côté, à chaque jour suffit sa peine. Il n'y a pas à se lamenter, à se poser des questions, juste à se battre. On les ignore, les questions, on n'y pense pas, elles n'existent pas, d'ailleurs elles n'ont jamais existé.

Comment auraient-elles pu exister, ces questions, cette question ? Comment aurait-elle pu surgir, alors que j'ignorais jusqu'au concept de mort, alors que c'était une hypothèse que jamais personne n'aurait même osé imaginer, parce qu'envisager la mort c'est déjà un peu l'accepter, et que ça ce serait le contraire absolu du courage, ce serait renoncer à se battre, ce serait trahir tous ceux autour de moi qui m'aident, qui luttent, qui font tout pour me sauver, ce serait abandonner tous ceux qui m'aiment et que j'aime, à commencer par ma mère ???

Non, j'étais un garçon courageux, je ne pouvais pas dire à ma mère que j'avais peur, car elle comptait sur moi. Je ne pouvais pas me permettre d'avoir peur, car jamais cette peur ne devait sortir de moi, s'exprimer.

La peur. La mort.

Ma mort ?

Sacrée vieille camarade, c'était donc encore toi cette fois-ci. C'est drôle, j'ai l'impression qu'on se connaît depuis longtemps tous les deux, et je n'ai absolument aucun souvenir de notre première rencontre ?