Elle passe à mon bureau, où je suis seul à cet instant. Elle me demande un renseignement, je lui montre sur mon ordinateur. Elle s'approche pour se placer près de moi face à l'écran. Elle est debout et moi assis, sa cuisse touche à mon avant-bras. Je ne sais pas si c'est volontaire : elle n'est pas obligée vu la disposition du bureau, mais c'est peut-être simplement plus confortable pour voir l'écran. En tout cas ça semble lui être parfaitement naturel. D'ailleurs ça l'est aussi pour moi dans un sens, mais je suis assez sensible (de façon positive en l'occurrence) au contact physique. Pour en avoir le coeur net, et comme elle est mignonne, j'aurais pu essayer de la regarder, pour tenter d'attraper son regard. Ce n'est pas que je n'ai pas osé, c'est tout bêtement que je n'y ai pas pensé : ça me semble tellement idiot et inconcevable d'imaginer qu'il se soit agit d'un acte volontaire, signifiant quelque chose de particulier, de sa part. Je ne saurai donc jamais s'il s'agit d'une occasion manquée ou d'un fantasme de mec frustré. Bof, je m'en remettrai (mais c'est peut-être ça le pire, au fond).

Boulot en retard. Travaillé tard. Mon travail ne m'est pas vraiment désagréable : ce n'est pas toujours marrant mais c'est quelque chose que je sais faire, que je sais gérer. Mais à une certaine heure, la fatigue arrive. J'avais dormi à peine assez la veille, et j'ai eu une journée chargée, c'est donc normal. Mais non, en fait ce n'est pas exactement la fatigue. Oh non, ça ressemble à autre chose... Angoisse. Rideau, partir, quitter les bureaux déserts, rentrer chez moi. Elle est là, fidèle à ses habitudes, froide, cruelle. La peur me grignote. Peur des gens, peur d'être seul. Je rentre à pied. Les idées noires remontent à la surface. Je m'éloigne de mon propre corps, je ne le sens plus, je le vois terriblement seul, comme abandonné : est-ce une sensation ? Est-ce le souvenir d'une sensation ? J'entends mon pauvre esprit malade me souffler des mots. "J'ai peur de mourir", tiens, elle est nouvelle celle-là, je ne crois pas l'avoir déjà rencontrée. "Peur de mourir seul", tiens, là ça me ressemble un peu plus. J'arrive chez moi, j'allume, je ferme les volets, j'ai peur. Je vais boire un peu d'eau dans la salle de bain, j'ai peur. En fermant les yeux pour ne pas voir mon reflet, j'ai peur. Evidemment je les ouvre quand-même un peu et je ressens ce que je craignais : je ne me vois pas, pas vraiment, pas vraiment moi... J'ai peur. Maman, je ne suis pas fort, j'ai peur. Je m'assois et continue de marmonner mes horreurs. Rebelote, visions d'hôpital, blouses blanches effrayantes, solitude. J'ai peur de vivre, j'ai peur de mourir. J'entends le sang qui bat dans mes tempes : depuis toujours c'est comme un bruit de pas sourd, très inquiétant, quelqu'un qui marche, de plus en plus vite, de plus en plus proche, menaçant. Je sanglote, quelques larmes sortent avec peine. Elles me libèrent un peu, elles desserrent l'étau. J'écris. Je crois que c'est fini.

C'était une journée presqu'ordinaire, avec des pleins et des déliés.