Je m'aperçois que je connais comme ça deux ou trois personnes un peu comme moi, preque incapables de faire un compliment sans l'accompagner d'une bonne louche de critiques. Peut-être est-ce le besoin de donner au destinataire une sorte de garantie de sincérité ? Genre "tu vois, je n'hésite pas à te dire des méchancetés, ça te montre que je n'hésite pas à dire tout ce que je pense. Alors quand je te dirai des gentillesses, tu pourras être sûr que c'est du sincère, vrai de vrai."

Ce pourrait aussi être la conséquence d'une forme de timidité, un peu peur de se montrer trop gentil, ne pas prendre le risque de paraître avoir des sentiments. C'est la caricature du vieux bonhomme bourru, apparemment aussi affectueux qu'une planche à clous mais avec un coeur d'or caché tout au fond. Les gens qui ont l'habitude de trouver tout génial et tout le monde sympa n'ont pas ce problème : on sait que quoi qu'on fasse on aura certainement leur approbation, qu'elle soit feinte ou sincère. Mais les gens qui habituellement en disent peu et ne complimentent qu'exceptionnellement se dévoilent lorsqu'ils donnent leur avis, particulièrement lorsqu'il est positif.

Mais qu'est-ce qui vient en plus emberlificoter les idées au moment où elles se transforment en paroles, parfois au point que le message principal se noie dans la bouillasse des mots mal choisis ? Certainement le manque d'habitude, faut pas rêver : tu fais pas de sport pendant dix ans, t'as du mal à courir un marathon ; tu n'emploies jamais de mots plus positifs que "c'est pas mal", t'as du mal à prononcer "admirable" naturellement. Mais il y a autre chose, c'est ce fossé invisible de la communication, qui sépare les interlocuteurs. Certains le sautent élégamment d'un geste à peine visible, d'autres s'y ramassent lamentablement en pestant. Non seulement parce qu'ils ne sont pas habitués à le franchir et ne savent pas où poser le pied, mais aussi à cause d'une sorte de vertige. Le vertige ne se contrôle pas, tu peux avoir peur du vide en haut d'un pont même si tu sais pertinemment qu'il y a une rambarde haute et solide pour te protéger. Alors ce qui te fais chuter, ce n'est pas l'obstacle, c'est la conscience que tu as de l'obstacle. C'est-à-dire que tout à coup, au moment où tu as déjà donné à ton pied l'impulsion qui doit le mener de l'autre côté du fossé, tu regardes en bas et tu as peur de tomber. Alors évidemment, toi et ton pied vous avez l'hésitation fatale : finalement je vais peut-être rester de ce côté ? ... Trop tard pour revenir et maintenant trop tard pour arriver de l'autre côté, puisque ton pied s'est immobilisé au dessus du vide. Chute d'autant plus désagréable qu'elle était parfaitement évitable. Il aurait suffit de ne pas réfléchir !