J'ai une image un peu floue mais assez précise de l'instant à partir duquel j'ai apprécié la pluie. Sans doute que comme tous les enfants j'ai aimé avaler des gouttes d'eau et courir dans les flaques, mais ce n'est pas la même chose, ce n'était que le plaisir enfantin de profiter d'une source d'amusement facile. Non, j'ai aimé la pluie lorsque j'en ai été privé. J'étais cloîtré dans une chambre d'hôpital pour plusieurs semaines. J'avais huit ans. Et je voyais tomber cette petite pluie paresseuse, de fines gouttes qui tombaient lentement d'un ciel gris pâle sur le rebord de ma fenêtre. Ce n'était ni une grosse averse ni de la bruine, juste une petite pluie normale, naturelle, une gentille pluie d'ici. J'ai alors réalisé mon enfermement, enfin autant qu'un enfant peut le comprendre : j'étais dedans et la pluie était dehors. Je n'avais pas droit à la pluie. Je n'avais pas le droit d'être simplement mouillé par la pluie comme des tas de gens dehors. J'étais entouré de machines et de tuyaux, je vivais dans un univers artificiel et j'aurais voulu profiter de cette nature qui manifestait ainsi ses droits, en toute simplicité.

Je n'étais pas en colère, je n'étais pas non plus très malheureux, j'étais seulement triste. La pluie tombait à quelques mètres de moi. Ces quelques mètres me séparaient de la vraie vie, celle des gens qui sont mouillés par la pluie. Quelques mètres qui venaient de s'installer pour longtemps dans mon esprit. Non seulement les gens normaux pouvaient aller sous la pluie, mais en plus ils s'en plaignaient. Ils avaient cette chance que j'aurais payé cher en cet instant, mais ignoraient qu'ils l'avaient, ils ne la voyaient pas. Ils ne pensaient qu'à leur petit train-train quotidien. Les voitures circulaient en bas, il y avait aussi un peu d'embouteillages. J'imaginais les préoccupations des gens. Peut-être que sortir de l'embouteillage était leur seul souci. Ou alors ils en avaient d'autres, des problèmes d'argents, des problèmes professionnels, ou relationnels. Peut-être hésitaient-ils entre acheter un magnétoscope ou une chaîne hi-fi. Quel problème. Et cette pluie qui ne s'arrêtait pas, ah la la.

En passant devant cet hosto comme tous les jours, ils ignoraient que dedans un enfant, peut-être même plusieurs, aurait juste souhaité faire comme eux, rentrer chez lui ce soir, n'avoir que de petits soucis sans importance. Juste avoir une vie normale, avec son lot de joies et de peines. On ne peut pas lui reprocher d'avoir des exigences terribles, il ne souhaite pas devenir le maître du monde, ni posséder ceci ou cela, pas même envie d'être particulièrement beau, fort, intelligent ou riche. Même pas. Juste une petite vie normale, tranquille, sans embêter personne. Juste profiter de l'eau qui tombe du ciel, celle qui n'appartient à personne. Celle à laquelle tous les gens normaux ont droit.

Quelques mètres et une fenêtre me séparaient de la pluie. Une distance infranchissable ente moi et les gens normaux, ces pauvres idiots. Bien plus tard, j'ai eu en plusieurs occasions grand plaisir à me faire saucer de la tête aux pieds, dehors. Un plaisir solitaire, doublé de la joie de profiter de quelque chose dont ces cons ignorent jusqu'à l'existence. Quelques mètres de tristesse.